EUROPE : L’industrie du tabac pourrait bien rafler la mise !

EUROPE : L’industrie du tabac pourrait bien rafler la mise !

Pour respecter le protocole de l’Organisation Mondiale de la Santé, l’Union européenne doit ratifier un système de traçabilité indépendante des produits issus du tabac. Problème : la Commission européenne souhaite donner les clés de ce système à l’industrie qu’il est censé le réguler, malgré des conflits d’intérêts manifestes. Les États-membres et le Parlement européen brillent quant à eux par leur absence dans ce débat.


UNE DIRECTIVE TABAC QUI DONNE LES CLES AUX CIGARETTIERS ?


Pour lutter contre le commerce illicite de tabac, qui cause des ravages sanitaires et grève les recettes fiscales des Etats, la Commission européenne étudiait plusieurs possibilités, en s’appuyant sur la directive européenne sur les produits du tabac, elle-même inspirée de la Convention-cadre pour la lutte antitabac de l’Organisation mondiale de la santé (CCLAT OMS), traité international juridiquement contraignant.

Or, dans sa formulation, la directive « tabac » s’écarte légèrement de la CCLAT dont, il est vrai, l’énoncé laisse quelque peu libre cours à interprétation. Les sujets d’équivocité portent principalement sur le rôle des fabricants dans la fourniture de l’équipement nécessaire à la traçabilité des transactions. Un point qui fait débat puisque les industriels ont longtemps été associés à la lutte contre le commerce illicite de cigarettes.

Ce qui n’a pas freiné l’explosion du trafic  une étude de Campaign for Tobacco Free Kids de 2009 estime que 11,6% des cigarettes vendues dans le monde sont illicites , ni empêché l’implication de plusieurs firmes dans des affaires de contrebande de leurs propres cigarettes, en particulier pour esquiver les taxes sur le tabac.

Excédé par les manœuvres de l’industrie du tabac, Vytenis Andriukaitis, le Commissaire chargé de la santé et de la sécurité alimentaire, est même allé jusqu’à condamner publiquement cette dernière [1]. “Ils [les industriels] font tout pour bloquer le système de traçabilité. Nous constatons de nombreuses activités dans les pays de l’UE où les lobbies du tabac sont très puissants et font blocage au quotidien”. Il semble pourtant que ni la Commission européenne, ni les États membres ne se soient montrés à la hauteur du défi.

Ainsi, contre toute attente, les actes d’exécution et les actes délégués  [2] proposés par la Commission européenne à propos de la traçabilité sur les produits du tabac impliquent largement les industriels du secteur. “La traçabilité du tabac doit être un outil efficace et peu cher qui permet de lutter contre le trafic illicite” s’est justifié un porte-parole de la Commission [3], comme pour mieux expliquer le choix d’une “solution mixte”… c’est-à-dire un solution qui intègre les industriels du tabac dans le contrôle de la marchandise qu’ils écoulent.

L’annonce n’a pas manqué de faire bondir les experts pour qui il n’est pas acceptable que les cigarettiers fournissent eux-mêmes les outils de contrôle et de traçabilité de leurs propres produits. Dans un communiqué, l’organisation, qui regroupe 16 membres reconnus de l’industrie de la fourniture de systèmes de sécurité et d’authentification, dénonce les conflits d’intérêt et interférences qu’une telle solution pourrait engendrer. Ainsi, les deux points principaux de ce rapport circonstancié font ressortir, d’une part, que le texte proposé par la Commission permettrait aux fabricants de tabac :

  • d’avoir accès à la génération des codes uniques qui identifient les paquets de cigarettes et, par conséquent, de pouvoir potentiellement les manipuler, détourner ou dupliquer à leur propre avantage ;
  • d’utiliser leurs propres fonctions de sécurité sur les paquets ;
  • de choisir leur propre fournisseur pour le stockage des données.

Peine perdue, les États-membres auraient, selon les derniers bruits de couloir bruxellois, validé les actes délégués et les actes d’exécution en l’état. Une erreur qui, si elle se confirme, serait très grave dans la mesure où celle-ci ouvre la porte à un système de traçabilité bancal, qui profiterait d’une part à l’industrie du tabac, et d’autre part au crime organisé, qui tire une fortune non négligeable de la contrebande de cigarettes.


UN RENVERSEMENT DES DEPUTES EUROPEENS ?


Dans les faits, le temps presse désormais pour éviter que l’industrie du tabac ne rafle la mise du très lucratif système de suivi et de traçabilité. L’OMS exige en effet un dispositif juridique mis en place en mai 2019, ce qui, en l’état, profite aux cigarettiers. Ces derniers jouent la montre et militent pour garder la main sur ce vaste marché. De quoi justifier les craintes exprimées par les ONG et les experts de la lutte contre le tabagisme.

Car, si les États membres entérinent le système préconisé par la Commission, ils se rendraient complices, malgré eux, des contrebandiers  notamment du gigantesque marché noir généralisé dans toute l’Europe depuis l’Ukraine et serviraient les intérêts des cigarettiers. Au détriment de l’efficacité de la lutte contre les trafics illicites qui passe par une séparation nette des responsabilités entre les industriels et les systèmes de traçabilité.

Après le vote des actes délégués, seuls les députés européens pourraient apposer leur droit de veto et exiger de la Commission une révision. Le Parlement européen, sur le dossier du glyphosate, a déjà démontré sa réactivité et sa volonté d’aller de l’avant, en votant une résolution non-contraignante demandant la disparition du glyphosate. Mais étrangement, alors même que la contrebande de cigarettes alimente le marché parallèle et que le tabac est un cancérigène certain, responsable de 80% des cancers du poumon, rares sont les Parlementaires qui semblent se saisir de la question. La technicité du sujet et les efforts déjà déployés auraient-ils poussé ces derniers à crier victoire trop vite ?

Françoise Grossetête, une des pionnières sur le sujet, avait pourtant averti ses collègues “Avec l’adoption de la Directive sur les produits du tabac, nous avions gagné une première bataille. La mise en œuvre rapide du système de suivi et de traçabilité doit nous permettre de gagner la guerre.” Des paroles qui, pour aussi sages qu’elles soient, semblent aujourd’hui s’apparenter à un prêche dans le désert…

[2Après l’adoption d’un acte législatif de l’Union européenne (règlement ou directive), il peut être nécessaire de préciser ou de mettre à jour certains points. Si le texte législatif cadre le prévoit, la Commission européenne peut alors adopter des actes délégués et des actes d’exécutions.

Les actes délégués sont des textes législatifs pour lesquels les co-législateurs (le Conseil des ministres de l’UE et le Parlement européen) délèguent leur pouvoir législatif à la Commission. La Commission propose alors un texte qui est automatiquement adopté s’il ne fait pas l’objet d’un rejet par les co-législateur. Ceux-ci n’ont néanmoins pas besoin de le statuer dessus pour qu’il soit adopté.

Les actes d’exécutions sont dans la majorité des cas adoptés par la Commission à la suite de la consultation d’un comité d’expert au sein duquel siège des représentants des Etats membres. Pour les textes les plus importants, l’avis de ce comité est contraignant. Sinon il est consultatif. C’est la procédure de « comitologie ».

Plus d’infos : https://ec.europa.eu/info/law/law-making-process/adopting-eu-law/implementing-and-delegated-acts_fr https://ec.europa.eu/info/implementing-and-delegated-acts/comitology_fr

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A propos de l'auteur

Passionnée de journalisme, je me suis décidée à rejoindre la rédaction de Vapoteurs.net en 2017 afin de traiter principalement l'actualité vape en Amérique du nord (Canada, Etats-Unis).